L’Etat d’urgence en France: profilage et régime d’exception discriminatoire

Vanessa Codaccioni        Janvier 2018

 

L’état d’urgence, proclamé par le Président de la République François Hollande dès le soir des attentats du 13 novembre 2015[1], est une modalité d’exercice du pouvoir qui permet de contrôler une population, un territoire, des idées[2]. Hérité de la guerre d’Algérie, cette « matrice des usages de l’exception[3] » vers laquelle se tournent aujourd’hui les gouvernements français pour renforcer l’appareil antiterroriste, l’état d’urgence a évolué tout au long de ses deux ans d’existence, avant que certains de ses dispositifs, comme les perquisitions administratives, soient intégrés dans le droit commun par le biais d’une loi votée en octobre 2017[4]. Si bien que les deux années succédant les attentats les plus meurtriers qu’ait connu la France illustrent à elles seules l’une des principales dérives des mesures d’exception : leur émancipation des « circonstances exceptionnelles » qui ont officiellement justifié leur adoption[5] et leur intégration progressive dans les appareils répressifs des régimes démocratiques, c’est-à-dire leur institutionnalisation et leur banalisation.

Mais l’état d’urgence, reflétant en cela l’antiterrorisme contemporain, est aussi porteur d’une autre dérive des états d’exception, à savoir son caractère profondément discriminatoire. En effet, l’une des thèses souvent avancées pour penser la lutte antiterrorisme est celle d’un état d’exception permanent qui toucherait de manière indifférenciée l’ensemble de la population. Or, si les pays luttant contre le jihad mobilisent un ensemble de mesures intrusives (surveillance internet, écoutes téléphoniques, interception des emails etc.) qui concernent a priori toutes les citoyen.n.e.s, les états d’exception sont avant tout ciblés. Ils ne visent qu’une petite partie de la population surcriminalisée et stigmatisée pour sa prétendue radicalité ou dangerosité. Aussi, et en raison à la fois de la focalisation des agents de l’État sur le terrorisme dit « islamiste » et du profilage communautaire à l’œuvre dans l’antiterrorisme[6], les cibles de l’état d’urgence ont été en France prioritairement les musulmanes et les musulmans.

Cette situation n’est ni propre à la France, ni inédite, et la menace terroriste, dès les attentats du 11 septembre 2001, a été publiquement associée à l’Islam comme idéologie, comme mode d’identification religieuse et comme mode de vie et de pratiques[7]. Ainsi a-t-on vu par exemple le ministre de l’Intérieur du Home office, Hazel Blears, déclarer le 2 mars 2005 que les membres de la communauté musulmane devaient s’attendre à être arrêtés par la police[8]. En France, cette assimilation « terroriste = musulman » est plus ancienne, et remonte au moins à la décennie 1990 lors de laquelle on assiste à une radicalisation de l’antiterrorisme sous l’effet de la création d’un nouveau délit : l’association de malfaiteur en lien avec une entreprise terroriste. Inscrit dans une stratégie de plus en plus préventive et pro-active (qui créé ses propres cibles), ce dernier favorise dès lors les arrestations arbitraires et les « coups de filets policiers ». Il donnera notamment lieu au plus grand procès antiterroriste français, le procès Chalabi lors duquel, au début de l’année 1998, 138 personnes sont jugées au sein d’un même tribunal, parfois seulement pour avoir possédé un Coran chez elles[9].

Aussi, le profilage communautaire et racial à l’œuvre dans le cadre de l’état d’urgence s’ancre dans ce double phénomène d’une focalisation des autorités sur les personnes de confession musulmane ou supposées telles, et d’une histoire de la répression qui discrimine les minorités racisées. Dès les premières semaines de l’état d’urgence en effet, les chiffres avancé par le ministre de l’Intérieur sont impressionnants : 2700 perquisitions ayant abouti à la saisie de 431 armes dont 41 armes de guerre, 360 assignations à résidence et 334 interpellations dont 287 gardes à vue. Or, non seulement ces mesures ont donné lieu à de très rares procédures judiciaires[10], montrant leur inefficacité, mais elles ont visés pour la plupart des musulman.e.s qui n’avaient bien sûr aucun lien avec des réseaux jihadistes. L’état d’urgence a donc été utilisé pour vérifier le degré de dangerosité d’individus déjà surveillés par les services de renseignements et policiers, et qui, à défaut d’être lié au terrorisme international, étaient considérés comme ayant une « pratique rigoriste de l’Islam ».

Le travail des juristes engagés lors de l’état d’urgence, et en particulier ceux du Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF), confirment cette forme de discrimination aux puissants effets répressifs et, dans certains cas, illustrent la criminalisation du culte musulman. La permanence juridique du CCIF a en effet traité 427 dossiers liés à l’état d’urgence en deux ans[11], c’est-à-dire plus de quatre cent plaintes pour discrimination, concernant respectivement les mesures de perquisitions (297 cas), les assignations à résidence (100) et les interdictions de sorties du territoire (30 cas)[12]. Certains cas, rapportés par Lila Charef, la responsable de son service juridique, sont édifiants[13]. Il en va ainsi d’un couple ayant de jeunes enfants et vivant dans une petite commune rurale au sein de laquelle se trouvent des « figures » prônant la violence et l’islam, et qui a fait l’objet d’une perquisition et d’une assignation à résidence. Ces derniers voient arriver une quarantaine de voitures, deux hélicoptères, soixante-dix gendarmes, un chien pour détecter la présence d’armes et de stupéfiants, et doivent ensuite pointer trois fois par jour au commissariat, parcourant ainsi plus de 50 kilomètres journaliers. A la suite d’un recours formé contre l’arrêté les mettant en cause, le tribunal administratif suspend l’arrêté, considérant que les allégations n’étaient pas circonstanciées. Lila Charef évoque aussi le cas d’une mère de famille perquisitionnée car, dit l’ordre de perquisition, « elle réside dans un lieu dans lequel il existe de raisons sérieuses de penser qu’il est habité par une ou plusieurs personnes dont le comportement constitue une menace contre la sécurité publique ». Mais ce n’est que lorsque ses avocats forment un recours pour faire annuler l’arrêté que les « véritables » causes de sa perquisition sont avancées : son implication dans une association musulmane,  la découverte, chez elles, d’ouvrages religieux « permettant de confirmer sa pratique rigoureuse de l’islam », et son « un entourage dangereux », entourage qui n’a pour autant pas été inquiété par la justice. Et si le tribunal administratif a là encore annulé l’arrêté, cette dernière n’en a pas moins été non seulement stigmatisée – un article évoquant sa supposée radicalisation est paru dans la presse nationale – mais aussi licenciée pour « perte de confiance », le Préfet ayant appelé son employeur pour lui faire part de la menace qu’elle constituait pour son infrastructure.

Représentatifs de nombreuses affaires non judiciarisées pendant l’état d’urgence – aucun des dossiers traités par le CCIF n’est parvenu au parquet antiterroriste[14] – les cas évoqués éclairent le profilage racial constitutif de l’antiterrorisme, celui qui vise avant tout des cibles mises en état d’infériorité juridique et confrontées aux effets des logiques exceptionnalistes. Cette discrimination, souvent occultée, est centrale pour saisir les modalités d’exercice de la répression par l’exception dont l’objectif est bien de séparer, de distinguer, de stigmatiser. Forme de justice d’exception, elle répartit la population en deux catégories : celle qu’il faut protéger et au nom de laquelle des dispositions sécuritaires sont déployées, et celle qui subit quotidiennement les mesures dérogatoires aux libertés publiques et garantit fondamentales et qui vit donc, elle, dans un état d’exception permanent. Enfin, il semble important de signaler qu’outre la multiplication des actes islamophobes suites aux attentats de novembre 2015[15], de nombreuses dispositions liées à l’état d’urgence ont été mobilisées à la suite de dénonciations calomnieuses : des personnes de confessions musulmanes ont été dénoncées par un voisin, des collègues, un ancien conjoint, ou des membres de leur famille, notamment dans le cas de personnes converties. L’état d’exception s’appuie donc tout autant qu’il alimente des pratiques de délations quand sa focalisation sur des minorités religieuses ou racisées peut favoriser et légitimer des violences contre ces mêmes minorités.

 

Vanessa Codaccioni est Maître de conference en science politique à l’Université Paris 8. Elle est l’auteure de “Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes”, CNRS Éditions (2015).

[1] L’état d’urgence, inventé pendant la guerre d’Algérie (1955-1962), a été décrété par le Président de la République le 14 novembre 2015. Le 20 novembre, sa prolongation pour trois mois a été voté à la quasi-unanimité par les assemblées. Par le biais de prolongations successives, il est resté en vigueur jusqu’au 1er novembre 2017.

[2] Sur l’histoire de l’état d’urgence en France et ses dispositifs de contrôle, voir : Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement social, n°218, p. 63 à 78.

[3] Vanessa Codaccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 15.

[4] Loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

[5] Comme le note Giorgio Agamben : Homo Sacer. Etat d’exception, Paris, Seuil, 2003, 151p.

[6] Vivienne Jabri, « La guerre et l’État libéral démocratique », Cultures&Conflits, n°61, 2006, p. 7.

[7] Ibidem.

[8] Ibidem.

[9] Vanessa Codaccioni, Justice d’exception…, op.cit., p. 287 à 290.

[10] En décembre, seule deux enquêtes préliminaires ont néanmoins été ouvertes par la section antiterroriste de Paris.

[11] « Etat d’urgence : le CCIF dénonce le ciblage tout azimut des musulmans », Le Monde, 10 février 2016.

[12] www.islamophobie.net

[13] Lila Charef, « Les conséquences de l’état d’urgence sur la société française », Colloque Etat d’urgence : usages contemporains et évolution des normes, Université Paris 8 site Pouchet, 26 octobre 2017.

[14] Intervention de Lila Charef lors d’une conférence de presse organisée par la CNCH le 29 septembre 2017.

[15] « Etat d’urgence : le CCIF dénonce le ciblage tout azimut des musulmans », Le Monde, 10 février 2016.