Être musulman et français… la mission impossible ?

Jean Beaman              November 2018

A bien des égards, du moins pour les non-Français, poser la question semble absurde. Mais la France est depuis longtemps obsédée par elle-même et, à son tour, par la préservation de son identité nationale et de sa culture française. En 2009, le président français Nicolas Sarkozy a lancé un débat public sur l’identité nationale française dans le but déclaré de réaffirmer les valeurs républicaines françaises et d’être fier du fait d’être français (au milieu des controverses l’accusant d’être une couverture pour un sentiment xénophobe, le Ministère de l’immigration, de l’intégration, du développement national qui avait mené ce débat national était démoli en 2010). Cependant, l’obsession se poursuit, comme en témoignent l’inquiétude suscitée par la présence de musulmans radicaux en France ou l’interdiction controversée du burkini, le maillot de bain couvrant tout le corps à l’exception du visage, pendant l’été 2016. L’Islam et les musulmans de France ont longtemps été vus comme une menace pour la république française.

Un exemple récent est la controverse actuelle sur le rappeur français et musulman Médine (nom complet: Médine Zaouiche) et ses concerts programmés en octobre au Bataclan à Paris[1]. Comme certains s’en souviendront peut-être, en novembre 2015 le Bataclan était l’un des sites de la région parisienne d’attaques terroristes, au cours duquel des extrémistes de l’Etat islamique ont tué et blessé plus de 130 personnes. Au début de cet été, Médine annonçait son intention de s’y produire, ce qui a immédiatement provoqué un tollé. Les mois suivant, les appels au président français Emmanuel Macron pour mettre fin à cette performance s’intensifiaient. Pour beaucoup, le fait qu’un musulman pratiquant se produise sur le site d’attaques terroristes commises par des extrémistes islamistes était un blasphème. Le hashtag #PasdeMedineauBataclan se répandait sur les médias sociaux. Marianne LePen, chef du parti d’extrême droite le Front national, décriait la programmation du concert comme inacceptable pour les Français. Des manifestations plus intenses ont finalement poussé Médine à déplacer sa performance au Bataclan vers une autre salle de concert à Paris, le Zénith, pour le mois de février 2019. Dans son communiqué sur les médias sociaux annonçant l’annulation de sa performance au Bataclan, il évoquait des manifestations par certains groupes d’extrême droite qui pourraient être préjudiciables aux familles des victimes de novembre 2015, et comment, dans ce contexte, cela mettrait en danger la sécurité du public[2].

Au début de 2018, Médine sortait une chanson intitulée «Bataclan» à propos de son rêve de jouer dans cette salle. Cependant Médine ne réalisera pas ce rêve – à cause d’une France qui associe trop étroitement l’artiste de hip-hop à des extrémistes islamistes radicaux et non aux victimes françaises. Mais Médine est français. Agé de 35 ans et issu de grands-parents immigrés algériens, il est né et a grandi au Havre, près de Normandie, et a sorti plus de 10 albums. Après les soulèvements de 2005 qui se sont répandus dans les banlieues de toute la France après le décès par la police de deux jeunes de minorité ethnique, Médine publiait un article dans TIME Magazine[3] sur le sort des descendants d’immigrés qui, comme lui, et contrairement à leurs parents, ne se considèrent pas comme des «invités» en France. Ils sont aussi français que n’importe quel autre Français. Il pose la question: «Comment puis-je être encore plus français?» – ce qui résume bien les dilemmes auxquels lui et d’autres membres marginalisés de la société française sont confrontés.

Dans son article, Médine déclarait que «l’Islam est une part énorme de moi, tout comme le fait d’être français. Les deux ne sont pas opposés ni même mutuellement exclusifs. Pourtant, lorsque vous entendez le débat en France aujourd’hui, vous jurez que ce doit être le cas. » Il l’a écrit en 2005, mais le débat qui positionne l’islam comme une opposition à la société française reste le même. L’hypothèse selon laquelle les musulmans en France ne sont pas français, ou même peuvent être français, persiste. Et ceci malgré la façon dont les musulmans français se considèrent. Ils ne se détachent pas eux-mêmes de la société en général; ils sont plutôt vus comme distincts de celle-ci. On leur attribue une altérité qu’ils n’ont pas choisie.

Le sociologue Richard Alba a fait valoir que l’islam est une frontière «lumineuse», ou une frontière stricte, à l’opposé une frontière floue, en Europe[4]. J’entends développer ceci et considérer que l’islamophobie est une manifestation de racisme, ou révèle l’existence d’une hiérarchie raciale et ethnique. En raison de son idéologie républicaine, la race et l’ethnie ne sont pas des catégories officielles et de telles différences sont taboues. Dans ce contexte, qualifier les musulmans d’«outsiders de l’ethnoracial» [5]  devient une catégorie plus acceptable d’altérité. Cela montre que les catégories raciales et ethniques ne doivent pas nécessairement être légitimées officiellement pour que le racisme se produise.

Dans mes recherches, qui portent sur des individus comme Médine, les répondants qui ne s’identifient pas comme musulmans pratiquants se sentent néanmoins marginalisés en raison de leurs origines nord-africaines, car ils ne sont pas de race blanche. Ils sont souvent regroupés dans une autre catégorie, même si cette identité n’est pas particulièrement importante pour eux. Ils sont traités comme s’ils n’étaient pas français, même s’ils s’identifient comme tels. Alors que la France épouse l’idéologie républicaine daltonienne, la race et l’ethnie sont très présentes dans la vie des minorités non blanches.

Et ceci n’est pas uniquement le cas en France. Les chercheurs ont avancé des arguments similaires à propos du reste du continent[6]. L’anthropologue Mikaela Rogozen-Soltar a montré que le terme «musulman» est également utilisé comme catégorie de différence et d’altérité en Espagne[7]. Et, comme l’a expliqué David Theo Goldberg[8], une grande partie de l’Europe se cramponne à elle-même en tant que continent blanc et chrétien à partir duquel l’islam se situe à part. Cela explique pourquoi les performances de Médine au Bataclan ont été si choquantes pour certains. Par conséquent, la question de savoir si les musulmans peuvent ou non être français n’est pas une question à laquelle les musulmans doivent répondre. C’est une question pour le reste de la France – et de l’Europe. Et pour y répondre, il faut tenir compte de l’islamophobie et du racisme, que l’Europe a longtemps ignoré.

 

Jean Beaman est Assistant Professor dans le Department of Sociology à Purdue University, United States. Elle a écrit Citizen Outsider: Children of North Africans Immigrants in France (California University Press, 2017).

 

[1] https://www.nytimes.com/2018/09/21/arts/music/medine-bataclan-concerts.html

[2] https://twitter.com/Medinrecords/status/1043141497510653957/photo/1?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1043141497510653957&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.nytimes.com%2F2018%2F09%2F21%2Farts%2Fmusic%2Fmedine-bataclan-concerts.html

[3] Médine. 2005. “How much more French Can I Be?” TIME Magazine 166(20), 11/14/2005. http://content.time.com/time/magazine/article/0,9171,1126720,00.html

[4] Alba, Richard. 2005. “Bright vs. Blurred Boundaries: Second-Generation Assimilation and Exclusion in France, Germany, and the United States.” Ethnic and Racial Studies 28:20-49.

[5] Bleich, Erik. 2006. “Constructing Muslims as Ethno-Racial Outsiders in Western Europe.” Council for European Studies Newsletter 36.

[6] See other articles in the MONITOR by Ivan Kalmar (http://monitoracism.eu/far-czech/) and Michal Buchowski (http://monitoracism.eu/questioning-xenophobic-turn-central-europe/).

[7] Rogozen-Soltar, Mikaela. 2017. Spain Unmoored: Migration, Conversion, and the Politics of Islam. Bloomington, IN: Indiana University Press.

[8] Goldberg, David Theo. 2006. “Racial Europeanization.” Ethnic and Racial Studies 29(2): 331-364.